L’Acide Tranéxamique (TXA), une drogue anti-fibrinolytique utilisée pour prévenir la destruction du caillot chez les patients souffrant d’hémorragie, permet de réduire la mortalité globale chez les patients adultes et chez les enfants (CRASH-2, MATTERS, PED-TRAX). Une réduction supplémentaire de la mortalité a été mise en évidence par l’étude MATTERS chez les patients recevant un protocole de transfusion massive (PTM) avec un NNT (number needed to treat) de 15 dans la cohorte générale en comparaison d’un NNT de 7 dans la cohorte recevant un PTM. Bien que l’étude CRASH-2 ne soit pas sans faille, le TXA est aujourd’hui largement recommandé dans la prise en charge des patients traumatisés. Cependant, les études récentes, réalisées dans des trauma centers modernes, rapportent des résultats contradictoires sur la mortalité et notent des taux augmentés de thromboses veineuses profondes (TVP) avec le TXA.

La thrombo-élastographie (TEG) ou la thrombo-élastométrie rotative (ROTEM) sont des tests devenus extrêmement populaires pour guider la réanimation des patients hémorragiques par rapport aux tests  plus long à obtenir comme le aPTT (activated Partial Thromboplastin Time ou TCA) et le TP/INR.

BLOCKCHOC a abordé le TEG et le ROTEM dans un de ses précédents posts : TEG et ROTEM.

Très brièvement, le TEG mesure la dynamique de formation du caillot, sa stabilisation et sa fermeté ainsi que sa dissolution, permettant ainsi de donner des informations sur l’état hémostatique du patient avec un décalage d’une vingtaine de minutes.

Les recherches les plus récentes utilisant le TEG ont identifié 3 phénotypes distincts de fibrinolyse par les patients traumatisés :

  • Le patient hyperfibrinolytique,
  • Le patient avec une fibrinolyse physiologique (normale),
  • Le patient non-fibrinolytique.

Ces phénotypes se basent sur le critère « Ly30 » du TEG qui mesure le pourcentage de lyse du caillot 30 minutes après l’amplitude maximale. 

Phénotypes de fibrinolyse

Phénotype Ly30

Patient hyperfibrinolytique

> 3%
Patient avec Fibrinolyse physiologique 0.81 – 2.9%
Patient non-fibrinolytique 0 – 0.8%

Les patients présentant une hyperfibrinolyse ont des taux circulants élevés de tPA (tissue Plasminogen Activator) comparé aux patients « non-fibrinolytique » chez qui la majorité du tPA est lié au Plasminogen Activator Inhibitor 1 (PAI1) rendant ainsi le taux de tPA libre indétectable.

 

Moore a mené une étude dans deux trauma centers de niveau 1 qui réalisaient un TEG dans l’heure suivant l’arrivée des patients polytraumatisés avec un Injury Severity Score (ISS) supérieur à 15, avec pour objectif d’identifier l’état fibrinolytique de ces patients et de déterminer les effets des phénotypes de fibrinolyse sur leurs outcomes.

Les patients étaient exclus de l’étude s’ils étaient sous anticoagulants ou s’ils avaient reçu du TXA avant la réalisation du TEG.

Un total de 2540 patients a été analysés avec un ISS médian de 25 et une mortalité globale de 21%. Le phénotype « patient non-fibrinolytique » était le plus commun, rencontré chez 46% des patients, suivi par le phénotype « patient avec une fibrinolyse physiologique » chez 36% des patients et enfin le phénotype « patient hyperfibrinolytique » chez 18% d’entre eux.

La mortalité était plus importante chez les hyperfibrinolytiques (34%) suivi par les « non-fibrinolytiques » (23%) et enfin les patients avec une fibrinolyse physiologique (15%).

Les patients hyperfibrinolytiques avaient tendance à mourir précocement de leurs hémorragies tandis que les patients « non-fibrinolytiques » mourraient plus tardivement de leurs traumatismes crâniens sévères ou de leurs syndromes de défaillance multivicérale.

 

Meizoso a réalisé une autre étude comparant les tracés de TEG réalisés à l’entrée des soins intensifs à ceux réalisés une semaine après chez 182 patients traumatisés. Ils ont également mise en évidence que le phénotype le plus commun était le « patient non-fibrinolytique » (58%) en comparaison du phénotype « patient hyperfibrinolytique » retrouvé chez seulement 4% des patients. Au bout d’une semaine, 78 patients avaient un nouveau TEG. 44% d’entre eux avaient une absence de fibrinolyse persistante alors que les 56% restant amélioraient leur Ly30 et étaient alors catégorisés comme ayant eu une absence transitoire de fibrinolyse.

Ces deux groupes de patients avaient la même durée d’hospitalisation aux soins intensifs et à l’étage par contre le groupe avec une absence de fibrinolyse persistante avait une mortalité significativement plus élevée (21% vs 5%).

 

Les résultats de l’étude de Meizoso font écho à ceux de Moore, en mettant en avant que le phénotype « patient hyperfibrinolytique » était le plus fréquent parmi les patients polytraumatisés. Cependant, le nombre moins important de patients avec un phénotype « patient hyperfibrinolytique » chez Meizoso peut être mis sur le compte d’une réalisation de TEG beaucoup plus tardive puisque Moore les réalisait dans l’heure suivant l’admission des patients.

En effet un TEG réalisé à l’entrée aux soins intensifs représente l’hémostase après réanimation, ainsi l’incidence de l’hyperfibrinolyse était donc moins importante dans l’étude de Meizoso par rapport à celle de Moore (4% vs 18%).

 

Dans ce contexte, quand le TXA est-il à utiliser dans la réanimation des patients traumatisés ? Si nous estimons que presque la moitié de tous les patients traumatisés arrivant dans nos salles de déchocage ont une absence de fibrinolyse, l’administration systématique de TXA sans TEG semble risquée. Les données rapportées par les trauma-centers modernes ont montré que le TXA n’était bénéfique que chez les patients traumatisés en état de choc, mais en se basant sur l’étude de Moore, on peut dire que ces patients choqués peuvent présenter un état d’hyperfibrinolyse ou au contraire une absence de fibrinolyse. Les mécanismes lésionnels prédisposant les patients à un phénotype plutôt qu’à un autre ne sont que peu compris.

Ainsi, seule la réalisation rapide d’un TEG permettrait de distinguer les patients à qui le TXA pourrait être bénéfique.

 

L’administration du TXA doit-elle être mis en suspend en attendant les résultats du TEG ? Le TXA est de plus en plus souvent administré aux patients par les équipes pré-hospitalière. Sommes-nous donc en train de nuire à nos patients traumatisés en leur administrant une drogue qui pourrait dans presque la moitié des cas aggraver leur hémostase ?

Ou bien, l’administration précoce de TXA apporte-t-elle plus de bénéfice (dépassant ainsi le risque d’administrer un anti-fibrinolytique à des patients sans fibrinolyse) que s’il était donné plus tard après l’obtention des résultats du TEG ?

Les études PATCH et STAAMP recueillent actuellement des patients pour répondre à cette question.

Les Paramedics australiens utilisent le COAST Score, cherchant à identifier les patients les plus à risque de développer une coagulopathie aigüe. Ce score va de 0 à 7 avec des points basés sur la pression artérielle, la température, le fait d’être incarcéré dans un véhicule, la présence d’un traumatisme thoracique sévère et la possibilité d’une atteinte abdominale ou pelvienne. Un score supérieur à 3 indique que le patient bénéficiera du TXA. Cependant, comme écrit plus haut, des patients avec des états de choc identiques peuvent avoir des phénotypes de fibrinolyse différents rendant ce score certainement pas si utile…

COAST Score :

CRITERE VALEUR SCORE
Incarcération Oui

Non

1

0

Pression artérielle systolique > 100 mmHg

90 – 100 mmHg

< 90 mmHg

0

1

2

Température > 35°C

32 – 35°C

< 32°C

0

1

2

Trauma thoracique majeur nécessitant une intervention (thoracostomie décompressive, drain pleural) Oui

Non

1

0

Suspicion d’une lésion intra-abdominale ou pelvienne Oui

Non

1

0

 

Il n’y a malheureusement que peu de données sur l’utilisation du TXA basée sur les résultats de TEG hospitaliers.

La meilleure étude explorant ce sujet est une analyse rétrospective réalisée par Harvin identifiant les patients traumatisés avec un critère Ly30 > 3% (avec une hyperfibrinolyse) en les divisant en fonction du fait qu’ils aient reçu ou non du TXA.

Comme dans l’étude de Meizoso, seulement 6% des patients présentaient une hyperfibrinolyse à leur admission (1032 sur 17629).

Bien que les patients du groupe TXA étaient plus gravement blessés, avec des scores de Glasgow et des TA plus bas, recevaient plus de produits sanguins et étaient plus susceptibles d’aller immédiatement au bloc opératoire, il n’y avait pas de différence significative de mortalité avec les patients n’ayant pas reçu de TXA. De plus, il n’y avait pas non plus de différence significative entre les deux groupes sur les résultats du Ly30 répété à distance de la réanimation initiale (0.0% vs 0.4%, p=0.096). Même pour les patients étant le plus susceptible de bénéficier du TXA, le TXA n’améliorait pas les outcomes et les patients ne recevant pas de TXA voyaient eux aussi leurs résultats de Ly30 diminués traduisant la correction de leur hyperfibrinolyse. Harvin concluait que pour les trauma centers de niveau 1 modernes disposant d’un transport préhospitalier rapide, d’un accès précoce aux produits sanguins et d’un bloc opératoire immédiatement disponible, l’efficacité du TXA n’est pas clair.

 

Pour autant, la fenêtre de 3 heures définies par l’étude CRASH-2 pour l’administration du TXA est-elle toujours valable ? Est-ce qu’un état d’hyperfibrinolyse de plus de 3 heures après le traumatisme doit exclure ces patients d’une drogue pouvant leur sauver la vie ? Les patients de CRASH-2 étaient différents de ceux des études de Moore et Meizoso, ainsi pouvons-nous extrapoler ces résultats à ces nouvelles populations ?

De plus, les doses de TXA recommandés dans CRASH-2 (1g sur 10 minutes suivi de 1g sur 8 heures) font-elles toujours sens ? Les phénotypes de fibrinolyse des patients changent au cours de la réanimation. Un patient se présentant en salle de déchocage avec un phénotype de fibrinolyse donné pourrait se retrouver justement sans fibrinolyse à son arrivée aux soins intensifs et ainsi une administration prolongée sur 8 heures de TXA ne serait alors plus le meilleur des traitements…

 

Ou, peut-être que tout ce qui est écrit précédemment est très largement exagéré ? Devons-nous baser nos décisions thérapeutiques concernant le TXA sur les résultats d’une étude portant sur 20000 patients ou sur des études portant sur 10 fois moins ?

De nouvelles études sont nécessaires. Prospectives, randomisées avec des protocoles guidés par le TEG car à ce jour, il y a plus de questions que de réponses.

Peut-être que la question la plus importante est de savoir si les données de ces études vont changer nos réflexions voire nos pratiques concernant l’utilisation de TXA pour les patients traumatisés ? C’est le cas pour BLOCKCHOC.

 

CE QUE BLOCKCHOC RECOMMANDE

De ce que les études de Moore, Meizoso et Harvin rapportent, de la très intéressante discussion  entre la Resident and Associate Society of American College of Surgeons et du Journal of the American College of Surgeons et de notre expérience personnelle de la réanimation des patients polytraumatisés, la première dose de TXA de 1g semble être suffisante et la deuxième dose ne devrait pas être réaliser sans exploration de la fibrinolyse par un TEG.

BIBLIOGRAPHIE

  1. CRASH-2 Collaborators. Effects of tranexamic acid on death, vascular occlusive events, and blood transfusions in trauma patients with significant hemorrhage (CRASH-2): a randomized, placebo-controlled trial. Lancet.2010;376(9734):23-32
  2. Morrison JJ, Dubose JJ, Rasmussen TD, Midwinter MJ. Military application of tranexamic acid in trauma emergency resuscitation (MATTERS) study. Arch Surg.2012;147(2):113-119
  3. Eckert MJ, Wertin TM, Tyner SD, Nelson DW, Izenberg S, Martin MJ. Tranexamic acid administration to pediatric trauma patients in a combat setting: the pediatric trauma and tranexamic acid study (PED-TRAX). J Trauma Acute Care Surg. 2014;77(6):852-858
  4. Binz S, McCollester J, Thomas S, Miller J, Pohlman T, Waxman D, Shariff F, Tracy R, Wash M. CRASH-2 study of tranexamic acid to treat bleeding in trauma: a controversy fueled by science and social media. J Blood Transf. 2015;2015:874920
  5. SMACC “Karim Brohi on tranexamic acid in trauma.”https://www.smacc.net.au/2015/10/karim-brohi-on-tranexamic-acid-in-trauma/[accessed 5/4/2017].
  6. Swendsen H, Galante J, Utter G, Bateni S, Scherer L, Schermer C. Tranexamic acid use in trauma: effective but not without consequences. J Trauma & Treatment. 2013;2(4)
  7. Valle EJ, Allen CJ, Van Haren RM, Jouria JM, Li H, livingstone AS, Namias N, Schulman CI, Proctor KG. Do all trauma patients benefit from tranexamic acid? J Trauma Acute Care Surg. 2014;76(6):1373-1378
  8. Cole E, Davenport R, Willett K, Brohi K. Tranexamic acid use in severely injured civilian patients and the effects on outcomes: a prospective cohort study. Ann Surg. 2015;261(2):390-394
  9. Hill J. Thromboelastography aka The TEG. Aug, 16 2015.  http://www.tamingthesru.com/blog/grand-rounds/teg
  10. Nikson C. Thromboelastogram (TEG). July, 11 2014.https://lifeinthefastlane.com/ccc/thromboelastogram-teg/
  11. Moore et al. Hyperfibrinolysis, physiologic fibrinolysis, and fibrinolysis shutdown – spectrum of post-injury fibrinolysis and relevance to TXA therapy — J Trauma. 2014;77(6):811-817
  12. Moore et al. Acute fibrinolysis shutdown after injury occurs frequently and increases mortality — J Am Coll Surg. 2016;222(4):347-355
  13. Moore HB, Moore EE, Gonzalez E, Hansen KC, Dzieciatkowska M, Chapman MP, Sauaia A, West B, Banerjee A, Silliman CC. Hemolysis exacerbates hyperfibrinolysis, whereas plateolysis shuts down fibrinolysis: evolving concepts of the spectrum of fibrinolysis in response to severe injury. Shock. 2015;43(1):39-46.
  14. Meizoso JP, Karcutskie CA, Ray JJ, Namias N, Schulman CI, Proctor KG. Persistent fibrinolysis shutdown is associated with increased mortality in severely injured trauma patients. J Am Coll Surg. 2017;224(4):575-582
  15. Napolitano LM. Prehospital tranexamic acid: what is the current evidence? Trauma Surg and Acute Care Open. 2017;2:1-7
  16. Clinicaltrials.gov, “Pre-hospital Anti-fibrinolytics for Traumatic Coagulopathy and Haemorrhage (The PATCH Study).” https://clinicaltrials.gov/ct2/show/NCT02187120
  17. Clinicaltrials.gov, “Study of Tranexamic Acid During Air Medical Prehospital Transport Trial (STAAMP Trial).” https://clinicaltrials.gov/ct2/show/NCT02086500
  18. Clinical Quality & Patient Safety Unit. “Clinical Practice Procedures: Assessment/COAST score.” October, 2016. https://www.ambulance.qld.gov.au/docs/clinical/cpp/CPP_COAST%20score.pdf
  19. Harvin JA, Pierce CA, Mims MM, Hudson JA, Podbielski JM, Wade CE, Holcomb JB, Cotton BA. The impact of tranexamic acid on mortality in injured patients with hyperfibrinolysis. J Trauma Acute Care Surg. 2015;78(5):905-909
  20. CRASH-2 Collaborators. The importance of early treatment with tranexamic acid in bleeding trauma patients: an exploratory analysis of the CRASH-2 randomized trial. Lancet. 2011;377(9771):1096-1101
  21. Commentary and Conversation: RAS-ACS and JACS Hosted Interactive Social Media Discussion about Persistent Fibrinolysis Shutdown. April 7, 2017. http://www.journalacs.org/RAS-ACS-discussion-2017-04

Leave a Reply