Samedi dernier, je suis appelé pour un « code rouge » aux urgences. J’ai le téléphone de garde de l’anesthésie, et nous pouvons être appelé pour venir prêter renfort aux urgentistes sur leurs patients de déchocage.

LE CAS CLINIQUE

16H30 : Femme de 64 ans, victime d’un accident de la voie publique (AVP) à haute cinétique (90 km/h), véhicule léger contre véhicule léger (VL), passagère ceinturée.

Choc fronto-latéral droit, pas de déclenchement des airbags. Les photos montrent un choc « violent ».

16H55 : Intervention des ambulanciers (équivalent « Paramedics américains » en Suisse).

Patiente non incarcérée, extraite du VL avec les précautions d’immobilisation d’usage. Elle est sanglée sur un plan dur après examen du dos (pas de lésion).

ATCD : précédent AVP il y a plusieurs années, avec splénectomie. Pas de traitement.

Application du protocole d’examen ATLS :

  • Airways :
    • Pas d’obstruction des voies aériennes supérieures à l’inspection,
    • Pas de trauma facial, pas de fracture mandibulaire évidente,
    • La patiente répond aux questions, sans modification de la voix
  • Breathing and Ventilation :
    • Exposition de la cage thoracique,
    • Douleurs à la palpation du sternum,
    • Pas d’argument en faveur de fractures costales,
    • Pas d’asymétrie de l’ampliation thoracique,
    • Auscultation symétrique avec murmure vésiculaire bilatéral,
    • Sp02à 93% en air ambiant
  • Circulation and Haemorrhage Control :
    • TA = 145/78 bras droit et 148/75 bras gauche,
    • FC = 103 /min, Pouls bien palpable
    • Glasgow Coma Scale (GCS) = 15/15, niveau de conscience constant
    • Temps de recoloration cutanée < 3 secondes avec extrémités chaudes
    • Pas d’hémorragie externe à contrôler, notamment du scalp
    • Présence d’hématome au niveau de la ceinture de sécurité, tant en diagonal sur la poitrine qu’horizontal au niveau de l’abdomen
  • Disability :
    • GCS = 15/15,
    • Pupilles symétriques et réactives,
    • Pas de déficit sensitivo-moteur évident
  • Environnement :
    • Bassin stable
    • Pas de fracture évidente des os long
    • Hématome et oedème avant-bras gauche
    • Hématome et oedème cheville droite

Pas de renfort SMUR demandé.

Patiente mise en condition :

  • A:
    • Le menton est surélevé délicatement pour la mise en place du collier cervical
  • B:
    • Mise en place de lunettes à oxygène à 2 L/min
  • C:
    • Mise en place de 2 voies veineuses périphériques, 1 de 18G et une autre de 20G après 2 échecs
    • Pas de remplissage vasculaire compte tenu de la TA, entretien avec 2 flexs de NaCl 0.9%
  • D:
    • Surveillance continue de l’état de conscience pendant le transfert
  • E:
    • Avant-bras gauche mis dans une attelle rigide
    • Cheville droite mise dans une attelle rigide
  • Drugs :
    • Antalgie :
      • Fentanyl : 50 mcg à trois reprises durant le transport
      • Paracetamol : 1 g IV durant le transport
      • Acide Tranéxamique : 1 g IV sur 10 minutes, compte tenu de la cinétique du traumatisme

17H45 : Arrivée aux urgences.

Évaluation ATLS identique à l’exception d’un élargissement de l’hématome au niveau abdominal confirmé par les ambulanciers au moment de la transmission.

TA = 127/67, FC = 89 /min, GCS = 15/15

Gaz Du Sang sur automate :

  • pH = 7.35
  • PaCO2= 5.15 kPa (38.6 mmHg)
  • PaO2= 25.9 kPa (194.3 mmHg)
  • Bicarbonates = 22.0 mmol/L
  • Base excess = -4.2
  • Rapport PaO2/ FiO2= 57.6 kPa
  • Lactate = 2.1 mmol/L
  • Hémoglobine = 130 g/L
  • Sodium = 136 mmol/L
  • Potassium = 4.1 mmol/L

eFAST écho :

  • Pas d’épanchement liquidien péricardique
  • Pas d’épanchement liquidien hépatorénal droit
  • Pas d’épanchement liquidien splénorénal gauche
  • Pas d’épanchement liquidien dans le cul de sac de Douglas
  • Pas d’épanchement liquidien dans les culs de sac pleuraux droit et gauche
  • Frottements pleuraux visualisés des deux côtés indiquant l’absence d’épanchement gazeux pleuraux

Bilan radiologique :

  • Radio de thorax de face en position couché :
    • Pas d’image en faveur d’un épanchement pleural gazeux ou liquidien
    • Pas d’élargissement médiastinal
    • Pas de fracture osseuse évidente
    • Pas de lésion alvéolaire
  • Radio de bassin de face en position couché :
    • Pas de lésion osseuse évidente

Poursuite de la prise en charge :

  • Prise de sang complète avec détermination Groupe-Rhésus et RAI
  • Body Scanner demandé mais indisponible dans l’immédiat (autre code rouge actuellement dans la salle)
  • Poursuite du traitement antalgique
  • Appel chirurgien orthopédique pour les lésions de l’avant-bras gauche et de la cheville droite

18H20 : Troubles de l’état de conscience avec GCS = 12/15 (Y2, V4, M6) concomitants de l’apparition d’une tachycardie soudaine à 124 /min et d’une hypotension artérielle à 78/36.

Déclenchement du code rouge avec appel sur le téléphone de garde de l’anesthésiste.

À notre arrivée en salle de déchocage (infirmier anesthésiste et moi-même), la patiente est en train d’être remplie et une nouvelle gazométrie artérielle est prélevée.

Alors que l’urgentiste gère avec son équipe la situation, l’infirmier urgentiste « leader » me fait la transmission complète de la patiente avec l’évolution sur les dernières minutes et l’absence de réalisation du body-scanner en raison de sa non disponibilité immédiate.

Les constantes de la patiente sont les suivantes à mon arrivée : TA = 89/51 après 750 mL de NaCl 0.9% passé, FC = 112 /min et GCS = 14 (Y3, V5, M6).

Les voies aériennes sont libres, la SpO2sous lunettes à 2 L/Min est à 97%, l’auscultation est claire et symétrique.

Aucune indication donc à sédater pour intuber la patiente.

Les résultats de la nouvelle gazométrie artérielle tombent :

  • pH = 7.25
  • PaCO2= 5.37 kPa (40.3 mmHg)
  • PaO2= 23.0 kPa (172.5 mmHg)
  • Bicarbonates = 18.0 mmol/L
  • Base excess = -9.4
  • Rapport PaO2/ FiO2= 46 kPa
  • Lactate = 3.4 mmol/L
  • Hémoglobine = 87 g/L soit une perte de 42 points en l’espace de 45 minutes
  • Sodium = 145 mmol/L
  • Potassium = 4.4 mmol/L

Nous commandons la « TransfuBox » contenant 3 Culots Érythrocytaires (CE), 3 PFC, téléphonons à l’hôpital d’à côté pour la livraison des culots plaquettaires non disponibles sur place.

Le scanner étant enfin libre, nous accompagnons les collègues urgentistes.

18H45 : Résultats préliminaires du Body-Scanner :

  • Crâne : RAS
  • Rachis cervical : RAS
  • Thorax : Fracture du sternum sans épanchement péricardique
  • Rachis dorsal : RAS
  • Abdomen :
    • Hyperdensité spontanée au temps artériel dans la paroi abdominale antérieure à droite en faveur d’un saignement artériel actif
    • Hyperdensité renforcée après injection de produit de contraste, puis au temps portal et tardif
    • Argument en faveur d’une atteinte de l’artère épigastrique inférieure droite
    • Pas d’autre lésion abdominale intra ou extra-péritonéale
  • Rachis lombaire : fracture des processus transverse de L2, L3 et L4 sans recul du mur postérieur
  • Bassin : RAS
  • Pas de fracture des membres

Vidéo Scanner temps portal : cliquez pour voir

Vidéo Scanner temps tardif : cliquez pour voir

 

Je travaille actuellement dans un petit hôpital. Nous n’avons pas à disposition un plateau technique d’embolisation. Un seul des radiologues fait de la radiologie interventionnelle, il n’est évidemment pas d’astreinte tous les jours et lorsqu’il est présent, les embolisations se déroulent au bloc opératoire, essentiellement pour des raisons matérielles et organisationnelles.

Mais, par chance, ce samedi, il est présent et peut venir emboliser. Il ne sera pas présent avant 45 minutes.

Le bloc opératoire d’urgence étant déjà occupé avec l’autre code rouge (hématémèse massive sur un néo gastrique découvert le jour même. Les chirurgiens se sont lancés dans une gastrectomie totale et en ont pour 4 heures…), je propose que l’on technique la patiente dans la salle de déchocage, pendant que le matériel d’embolisation est préparé au bloc opératoire.

19H00 : Retour dans la salle de déchocage des urgences où le matériel pour la transfusion massive (Fluido AirGard System) et le matériel pour la VVC fémorale et le cathéter artériel fémorale ont été préparés.

Après la découverte de l’atteinte de l’artère épigastrique inférieure droite au scanner, nous avons débuter la compression de l’abdomen de la patiente, ce qui provoque des douleurs importantes.

Nous posons la VVC en fémorale gauche, débutons la transfusion des CE et des PFC avec le Fluido et passons la Noradrénaline. Nous anesthésions la patiente que nous intubons à 4 mains avec un AirTraq. Le cathéter artériel fémoral gauche et la sonde urinaire sont posés dans la foulée.

19H25 : La patiente est techniquée, transfusée de 3 CE, 3 PFC et du premier concentré plaquettaire qui vient d’être reçu, une compression manuelle est toujours réalisée sur son abdomen.

Une nouvelle gazométrie artérielle est réalisée :

  • pH = 7.37
  • PaCO2= 4.67 kPa (35 mmHg)
  • PaO2= 9.6 kPa (72 mmHg)
  • Bicarbonates = 20.4 mmol/L
  • Base excess = -4.2
  • Rapport PaO2/ FiO2= 45.7 kPa
  • Lactate = 1.8 mmol/L
  • Hémoglobine = 102 g/L

 19H40 : La patiente est sur la table d’opération, le matériel pour emboliser est prêt et le radiologue interventionnel se lave les mains.

L’artère épigastrique inférieure droite est embolisée par abord fémoral droit ainsi que l’artère épigastrique inférieure gauche par cross over.

La patiente est ensuite transférée intubée dans le service des soins intensifs pour la suite de la prise en charge. Elle est extubée le lendemain matin sans avoir modifié son hémoglobine.

Elle est actuellement dans le service de chirurgie dans l’attente du traitement de ses fractures de l’avant-bras gauche, de la cheville droite et du rachis lombaire.

ARTÈRE ÉPIGASTRIQUE INFÉRIEURE : UNE ÉTIOLOGIE PEU FRÉQUENTE D’HÉMORRAGIE MASSIVE

ANATOMIE DE L’ARTÈRE ÉPIGASTRIQUE INFÉRIEURE OU ÉPIGASTRIQUE PROFONDE

  • Artère de la paroi abdominale antérieure
  • Elle naît du bord interne de l’artère iliaque externe, un peu au-dessus de l’arcade crurale
  • Elle se divise ensuite en deux branches :
    • Branche ascendante :
      • Qui se dirige en haut, en dedans vers l’ombilic et qui s’anastomose en arrière du muscle grand droit avec la branche abdominale (artère épigastrique supérieure) de l’artère thoracique interne (artère mammaire interne)
      • Son trajet se fait dans une gaine en arrière du muscle grand droit
    • Branche descendante :
      • Qui donne un rameau obturateur (externe) allant s’anastomoser avec l’artère obturatrice
      • Qui donne également un rameau pubien (interne) qui rejoint la symphyse pubienne

COUPES TDM AXIALES

RECONSTRUCTIONS TDM AXIALE ET CORANALE APRÈS INJECTION DE PRODUIT DE CONTRASTE

TYPES D’ATTEINE : HÉMATOME MUSCULAIRE OU PELVIEN

  • L’atteinte de l’artère épigastrique inférieure peut se manifester par un hématome des grands droits ou un hématome pelvien selon le niveau de la lésion
  • Hématome du grand droit :
    • C’est le cas de la patiente présentée ici
    • Voici un autre cas, survenue après l’injection sous cutanée d’héparine à dose curative

Le scanner objective un volumineux hématome des muscles grands droits avec niveau hématique (flèche blanche) et extravasation bilatérale (flèches noires) témoignant d’un saignement artériel actif

Reconstructions frontales visualisant parfaitement l’hématome au dépend des muscles grands droits avec extravasation artérielle (flèches). Cet examen permet de suspecter fortement un saignement par lésion de l’artère épigastrique inférieure et/ou de ses branches

  • Hématome pelvien :
    • Cette conséquence d’atteinte de l’artère épigastrique ne s’est pas manifestée chez la patiente présentée ici
    • Voici donc un autre cas, victime également d’un AVP

Hématome pelvien latéralisé à droite (étoile) avec extravasation d’iode (flèches blanches) témoignant d’un saignement actif. L’artère épigastrique inférieure, bien visualisée (flèche noire), semble être la source de l’hémorragie

En fenêtre osseuse, mise en évidence d’une double fracture non déplacée du pubis au niveau de la parasymphyse (A) et de la branche ischio-pubienne (B)

 FRÉQUENCE

  • L’atteinte de cette artère dans les traumatismes abdomino-pelviens est connue (pas par moi jusqu’à samedi) et classique mais relativement rare en pratique
  • La branche artérielle ascendante (qui va s’anastomoser avec l’artère thoracique interne) est la plus souvent touchée en termes de fréquence, sans atteinte osseuse associée (merci la ceinture de sécurité dans le cas qui nous concerne)
  • L’atteinte de la branche descendante est plus rare encore, avec des mécanismes lésionnels variés mais souvent en lien avec une plaie secondaire à une esquille osseuse

MÉCANISMES LÉSIONNELS

  • Branche ascendante :
    • Trocarts de cœlioscopie
    • Ponction d’ascite
    • Biopsies, drainages
    • Injections sous-cutanées d’héparine
    • Rupture spontanée sous anticoagulants ou lors d’effort de toux
    • Accidents de la voie publique avec lésion par la ceinture de sécurité
    • Branche descendante :
    • Traumatisme du bassin
      • Fractures déplacées instables (le plus souvent)
      • Fractures non déplacées stables (plus rarement)
    • Cure de hernie inguinale
    • Ponction accidentelle lors un abord artériel antérograde du Scarpa

TRAITEMENT ENDOVASCULAIRE

  • Une approche artérielle par voie controlatérale (cross-over) peut être nécessaire à moins de ponctionner l’artère fémorale commune homolatérale le plus bas possible, mais l’introduction du désilet dans ce cas ne peut être que partielle
  • L’utilisation d’un micro-cathéter est indispensable
  • L’artère épigastrique inférieure se situe à la jonction entre l’artère iliaque externe et l’artère fémorale commune
  • L’embolisation peut être conduite à l’aide de microcoïls, de particules de gélatine résorbables ou de colle biologique
  • Après embolisation de la branche ascendante, il faut vérifier l’absence d’extravasation persistante ou de revascularisation à partir de l’artère thoracique interne, qui dans ce cas, doit être aussi embolisée

TRAITEMENT CHIRURGICAL

  • Inutile quand l’embolisation est précoce et que l’hématome du grand droit est petit
  • Dans les cas contraires, il peut s’avérer secondairement nécessaire, après succès initial de l’embolisation, pour évacuer un volumineux hématome difficilement résorbable spontanément
  • La ligature épigastrique peut s’avérer difficile au sein des remaniements hémorragiques musculaires

CONCLUSION DE BLOCKCHOC

  • L’atteinte de l’artère épigastrique représente une source d’hémorragie potentiellement grave
  • Il faut savoir y penser, notamment en cas d’apparition d’un hématome au niveau des grands droits
  • L’atteinte de sa branche ascendante, bien que située dans une gaine derrière le grand droit peut être responsable à elle-seule de la survenue d’un choc hémorragique
  • En attendant l’embolisation et en réalisant la prise en charge du choc hémorragique, l’application d’une pression sur l’hématome permet de ralentir l’hémorragie

2 thoughts on “CODE ROUGE AUX URGENCES : QUAND L’ARTÉRE SAIGNE DANS LA PAROI ABDOMINALE

  1. Hello,
    J’aurais probablement temporisé l’intubation, un geste d’artério-embolisation pouvant tout à fait se faire sous AL seule, chez une patiente certes choquée mais ayant visiblement bien répondu au remplissage, puis surtout à la transfusion de CGR. De même, je n’aurais pas transfusé d’emblée ni PFC ni plaquettes, mais nous avons un ROTEM en 15 min pour les patients admis au déchoquage. En l’absence de bilan d’hémostase très rapide, pourquoi pas transfuser en respectant les ratios 1PFC/1CGR.
    Amitiés,
    Bertrand (G-réa, HEH)

    1. Bonjour Bertrand,
      Merci pour ton commentaire!!!
      Je suis absolument d’accord sur le fait de temporiser l’IOT et de réaliser l’embolisation sous AL.
      Dans le cas présent, la décision de l’intuber a été prise car la patiente hurlait de douleur sur la compression de son hematome.
      Concernant la transfusion, nous ne disposons malheureusement pas de ROTEM et bien qu’elle ait correctement répondu au remplissage, nous ne savions pas combien de temps l’embolisateur allait mettre pour arriver et pour emboliser. La pratique te donne raison puisque nous avons stopper rapidement le protocole de transfusion massive. La compression manuelle et l’embolisation rapide a fait que nous nous sommes retrouvés avec des CG et des plaquettes sur les bras.
      Amitiés.
      Alexandre.

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